Face aux changements climatiques et aux conséquentes légitimes préoccupations des citoyens, et en pleine crise sanitaire, le Gouvernement français a annoncé la massification de la “rénovation thermique”. La réhabilitation thermique non raisonnée, pourrait conduire à la dégradation, voire à la disparition de notre patrimoine bâti et paysager. Se replonger dans la lecture des textes anciens et redécouvrir leur bon sens, pourrait nous permettre d’interroger le présent et de nous aider à envisager l’avenir sans oublier ce lien indéfectible à la nature, qui régit depuis plus de deux mille ans la conception architecturale.
L’architecture et les climats d’après Vitruve
Marcus Vitruvius Pollio, plus connu comme Vitruve, architecte et écrivain du Ier siècle av. J.C., est l’auteur du De Architectura, premier traité d’architecture qui nous soit parvenu, et qui réunit toute la connaissance sur la construction dans l’Antiquité.
Dès les premières lignes de son traité, Vitruve met en relation architecture et climat : « L’étude de la médecine importe également à l’architecte, pour connaître les climats, que les Grecs appellent « κλιματα », la qualité de l’air des localités qui sont saines et pestilentielles, et la propreté des eaux. Sans ces considérations, il ne serait possible de rendre salubre aucune habitation. »1
Dans les livres suivants, Vitruve démontre comment le climat influe sur le choix du site idoine à l’implantation d’une ville, de ses rues et édifices, comment le climat nous guide dans la distribution des constructions, le choix des matériaux et des modes constructifs.
Ensuite, Vitruve expose les trois qualités que doit avoir une construction –firmitas, utilitas, venustas2 – pour lesquels ses textes sont essentiellement connus.
L’implantation d’une ville dans un endroit sain
« S’agit-il de construire une ville ? La première chose à faire est de choisir un endroit sain. […] situé sous la douce température d’un ciel pur, sans avoir à souffrir ni d’une trop grande chaleur ni d’un trop grand froid. […] Une ville bâtie sur le bord de la mer, qu’elle soit exposée au midi ou au couchant, ne sera point saine, parce que, durant l’été, dans les lieux qui ont la première de ces expositions, le soleil, dès son lever, échauffe l’air qui devient brûlant à midi …[ainsi]… par les moyens dont je viens de parler, on se sera assuré de la salubrité du lieu ou l’endroit où l’on doit bâtir une ville. »3
Ensuite Vitruve indique comment déterminer l’implantation des constructions et des rues : « Une fois l’enceinte terminée, on doit à l’intérieur s’occuper de l’emplacement des maisons, et de l’alignement des grandes rues et des petites, suivant l’aspect du ciel. Les dispositions seront bien faites, si l’on a eu soin d’empêcher que les vents n’enfilent les rues : s’ils sont froids, ils blessent ; s’ils sont chauds, ils corrompent ; s’ils sont humides ils nuisent. »4
« De la disposition des maisons appropriées aux localités »
Dans le livre VI, Vitruve revient sur le climat et sur la « nature des lieux » pour indiquer où et comment implanter une maison : « La disposition d’une maison aura été avantageusement choisies, si, pour la bâtir, on a eu égard au pays et au climat. Qui ne voit, en effet, qu’une maison doit être différemment construite en Égypte qu’en Espagne, autrement dans le royaume de Pont qu’à Rome ; que tel pays, tel climat exige une ordonnance particulière, parce qu’ici la terre est rapprochée de la ligne que parcourt du soleil […]. L’aspect du ciel, par rapport à l’étendue de la terre, fait naturellement sentir à notre globe une influence différente, selon l’inclinaison du zodiaque, et le cours du soleil ; il en résulte que l’emplacement des maisons doit être approprié à la nature des lieux et à la différence des climats. […] Dans les pays septentrionaux, les maisons doivent être voûtées, parfaitement closes, avec de petites ouvertures, et tournées vers les parties où règne la chaleur. Au contraire, dans les régions méridionales, qui sont exposées à l’action brûlante du soleil, elles doivent avoir de vastes ouvertures vers le septentrion et l’aquilon [nord-est]. Ainsi, ce que la nature présente d’incommode, pourra être corrigé par l’art ; et dans tous les pays, il faudra choisir une exposition accommodée à l’exposition du ciel, eu égard à l’élévation du pôle. »5
« S’il est vrai que les pays, si diversement modifiés par les climats, soient appropriés à la nature des différentes nations qui les habitent […] la disposition des maisons ne doive également être assortie au tempérament de chaque peuple, puisque la nature nous ouvre elle-même, d’une manière aussi simple qu’ingénieuse, la voie que nous devons suivre. »6
Ce principe parait important : Vitruve affirme que la maison ne doit pas s’adapter à l’homme, mais à la nature, puisque cette dernière façonne l’homme.
L’orientation et la distribution des constructions
Une fois enseigné comment implanter les maisons en fonction du climat, Vitruve explique comment orienter les constructions et organiser leur distribution : « […] vers quelles parties du ciel doivent être tournés les divers édifices, suivant l’usage auquel ils sont destinés. Les salles à manger d’hiver et les bains auront vue sur le soleil couchant d’hiver, parce qu’on a besoin de la lumière du soir, et encore parce que le soleil couchant, en envoyant en face la lumière, répand vers le soir une douce chaleur dans les appartements. Les chambres à coucher et les bibliothèques seront tournées vers l’orient ; leur usage demande la lumière du matin ; et de plus les livres ne pourrissent point dans ces bibliothèques. »7
« Il faudra, de plus, veiller à ce que le théâtre ne soit pas exposé au vent du midi : car lorsque le soleil remplit de ses rayons l’enceinte du théâtre, l’air qui y est enfermé, ne trouvant aucun moyen de circuler, s’y arrête, s’échauffe, s’enflamment finit par brûler, consumer et dessécher l’humidité du corps. Aussi faut-il éviter à tout prix une exposition malsaine, et choisir un lieu dans lequel la santé n’ait point à souffrir ».8
« Tous les édifices doivent être parfaitement éclairés ; le point est important. C’est une chose facile à la campagne, où les murailles d’un voisin ne peuvent venir s’opposer au jour ; à la ville, au contraire, la hauteur d’un mur mitoyen, le rapprochement des maisons répandent de l’obscurité. »9
Construire sans défaut, avec les matériaux disponibles en nature
Dans le deuxième livre, une fois déterminés l’implantation des villes, des rues, Vitruve décrit les techniques constructives les « matériaux, [les] avantages qu’ils présentent pour les constructions, et [les] qualités que leur a donné la nature. [pour que les architectes soient] plus à même de choisir avec discernement les matériaux qui conviendront à leurs usages ».10
« Je viens d’enseigner à ceux qui entreprendront de bâtir la manière de faire une construction sans défaut […] De quelle espèce de matériaux faut-il se servir ? Voilà ce qu’il n’est pas au pouvoir de l’architecte de déterminer, parce qu’on ne trouve pas en tous lieux toute espèce de matériaux ».11
Densification : le cas de la ville de Rome
Dans la ville de Rome, les modes constructifs se sont adaptés aux exigences de densification : « Dans une ville aussi majestueuse et aussi peuplée [Rome], il a fallu un développement immense d’habitations. Aussi, comme l’espace que comprend l’enceinte de la ville n’est point assez vaste pour loger une si grande multitude, force a été d’avoir recours à la hauteur des édifices. Et, grâce à un mélange d’assises de pierre, de chaînes de brique, de rangés de moellon, les murs ont pu atteindre une grande élévation ; les étages se sont assis les uns sur les autres, et les avantages se sont multipliés en raison de l’augmentation du nombre des logements. »
Le développement en hauteur de la ville de Rome « a fait bannir l’usage de la brique pour la construction des murs ».
À la campagne en revanche, la brique étant toujours privilégiée, compte tenu la faible hauteur des bâtiments, Vitruve décrit « […] le moyen de la faire durer longtemps sans réparation. Sur la hauteur des murs, au-dessus du toit, il faut construire avec des tuiles une bordure d’un pied et demi de hauteur, et lui donner saillie d’une corniche. »12
Économie d’énergie et de moyens
Pour les thermes, « Il faut commencer par choisir un lieu très-chaud, c’est-à-dire un lieu qui ne soit tourné ni vers le nord ni vers le nord-est. Les étuves chaudes et les tièdes auront leurs jours au couchant d’hiver […] Il faut aussi faire en sorte que les étuves des femmes soient contiguës à celle des hommes et aient la même exposition ; par ce moyen le même fourneau chauffera l’eau des vases qui seront dans les différents bains. […] Le dessus des bains sera chauffé par un fourneau commun. »13
« Des moyens de [faire durer les constructions] à jamais »
Après avoir expliqué comment construire en fonction de la localisation et du climat, et dans les règles de l’art, Vitruve se montre soucieux d’assurer la solidité et la durabilité des constructions : « Après avoir exposé les différentes manières de construire les édifices tant en Grèce qu’en Italie, […], il me reste à traiter de leur solidité et des moyens de les faire durer à jamais, sans qu’ils aient à souffrir des injures du temps ».14 Puis : « […] je vais, dans le livre suivant, exposer le moyen de les embellir [les constructions], et de les préserver longtemps de toute altération. »15
Conclusions, réflexions et perspectives
Cette (re)lecture du De Architectura, à l’aune et à l’ère du développement durable, nous ramène aux questionnements fondamentaux que nous ne pouvons que partager avec nos ancêtres architectes d’il y a plus de deux mille ans : climat, salubrité, économie, durabilité, résilience, ventilation naturelle, densification, éclairement naturel, emploi de matériaux locaux, etc.
La démarche analytique de Vitruve aide à prendre le recul nécessaire pour mieux définir et objectiver le bon sens constructif, dont les trois piliers sont firmitas, utilitas, venustas. Cette approche cohérente permet d’orienter et distribuer les constructions en fonction du climat, bâtir sans défaut, construire avec les matériaux disponibles en nature, densifier les grandes villes, économiser l’énergie et les moyens, faire durer les constructions à jamais, etc.
À l’instar du droit Romain qui fonde les lois régissant notre société, les principes enseignés par Vitruve ont présidé à la construction des quartiers historiques de nos villes et villages.
Ainsi, ne serait-il pas souhaitable de reprendre ces principes fondamentaux pour accompagner l’évolution de ces sites historiques ?
- De architectura, Marcus Vitruvius Pollio, C.L.F. Panckoucke éditeur 1948. Tome 1, Livre 1, p. 35-37. ↩
- Solidité, utilité, beauté. ↩
- Op. cit., Tome 1, Livre I, p. 53-55. ↩
- Op. cit., Tome 1, Livre I, p. 71. ↩
- Op. cit., Tome 2, Livre VI, p. 13-17. ↩
- Op. cit., Tome 2, Livre VI, p. 23 ↩
- Op. cit., Tome 2, Livre VI, p. 35-37. ↩
- Op. cit., Tome 1, Livre V, p. 465-67. ↩
- Op. cit., Tome 2, Livre VI, p. 45. ↩
- Op. cit., Tome 1, Livre II, p. 203. ↩
- Op. cit., Tome 1, Livre II, p. 241. ↩
- Op. cit., Tome 1, Livre II, p. 183. ↩
- Op. cit., Tome 1, Livre V, p. 501-503. ↩
- Op. cit., Tome 2, Livre VI, p. 51-53. ↩
- Op. cit., Tome 2, Livre VI, p. 59. ↩